Angélique de Mackau, Marquise de Bombelles. Fleury Maurice
absolument sûrs de se reconnaître, échangèrent des paroles piquantes, puis amères. Le comte d'Artois, s'étant échauffé un peu plus et perdant toute bienséance, tint des propos assez lestes pour que la princesse offensée voulût lui arracher son masque; n'y parvenant pas, elle en releva la barbe avec son éventail en disant: «Il n'y a que M. d'Artois ou un polisson qui puisse me tenir de pareils propos.»
Le prince piqué au vif voulut se venger et, séparant brutalement la princesse du bras qu'elle tenait, il lui froissa le masque sur la figure. Grand brouhaha dans l'assistance, ajoute une des Correspondances secrètes, puis chacun disparut.
Malgré le bruit fait dans le monde par cette affaire, le duc de Chartres l'ignora d'abord; le prince de Condé qui était à Chantilly avec le duc de Bourbon ne la connut que deux jours après par son premier écuyer M. d'Autichamp; il vint se plaindre aussitôt à M. de Maurepas qui convint du tort du comte d'Artois, mais voulut éviter d'être médiateur en disant: «Comme le Roi n'aime pas le bal et n'y va pas, il ne voudra pas se mêler de ce qui s'y est passé.» Le prince se fâcha et parla si haut que le ministre se crut obligé d'en aller rendre compte au Roi. Voulant éluder l'affaire, celui-ci répondit: «Que la Reine arrange cela. – Mais, Sire, reprit Maurepas, M. le prince de Condé entend que ce soit vous. – Eh bien! donc, ce sera moi.»
Quand le Roi se décida à faire venir son frère, le public faisait déjà des gorges chaudes de l'affaire, trouvant fort étonnant que les princes ne se fussent pas battus. Au milieu de ces hésitations, des claquettes de cour comme Bezenval envenimaient les choses, sous couleur de les arranger. Le Roi proposa au comte d'Artois de faire des excuses à la duchesse de Bourbon, mais cette proposition fut rejetée après bien des débats et des médiations. Il fut décidé que le prince de Condé ferait des excuses au nom de la duchesse de Bourbon, pour s'être servie d'un terme injurieux envers le frère du Roi et qu'ensuite le comte d'Artois exprimerait des regrets de sa vivacité à la princesse. Personne ne fut content de l'arrangement qui ne fut pas accepté. Les partis restaient en présence sans se décider à sortir d'une situation fausse: la duchesse de Bourbon continuait à se montrer très animée, la Reine persistait à défendre le comte d'Artois. Un duel était la seule issue possible, mais aucun des princes n'avait envoyé de témoins à l'autre. D'un autre côté, le comte d'Artois refusait de s'excuser, mais les princes et les ducs réunis chez le prince de Condé avaient arrêté entre eux que, si le frère du Roi ne donnait pas satisfaction au duc de Bourbon, «les grands du royaume lui refuseraient le service et les honneurs; que son régiment même ne le reconnaîtrait plus pour digne de le commander». Qui prendrait l'initiative, lequel des deux princes se déciderait à envoyer des témoins à l'autre? Après bien des tergiversations, ce fut le comte d'Artois qui parla le premier.
Le dimanche, il dit et répéta qu'il irait, le lendemain lundi, à une certaine heure, se promener au bois de Boulogne; on conseilla au duc de Bourbon de saisir au bond la proposition et à ne pas tarder davantage. A huit heures du matin en effet, le lundi 16, le duc de Bourbon se trouvait au bois de Boulogne avec M. de Vibraye, son capitaine des gardes; le comte d'Artois arrivait une heure après, accompagné du chevalier de Crussol. Ils allèrent au-devant l'un de l'autre avec beaucoup de vivacité. Le comte d'Artois dit au duc de Bourbon: «Vous me cherchez, me voilà. – Je suis ici pour exécuter vos ordres», répondit le duc. Les princes se battirent en chemise. «Ils se battirent très bien, écrit Mme du Deffand à Horace Walpole: le comte avec impétuosité, le duc avec beaucoup de sang-froid; ils se portèrent six bottes sans se blesser et, voulant porter la septième, le chevalier de Crussol se mit entre eux et leur dit que c'était assez. – Êtes-vous content? dit le comte d'Artois au duc de Bourbon. – Monsieur, répondit celui-ci, je n'oublierai jamais l'honneur que vous m'avez fait. – Le comte d'Artois ouvrit ses bras, embrassa son cousin, et tout fut dit.»
A la Cour, on était très inquiet pendant ce temps. Sans exagérer l'inquiétude de la Reine pour son beau-frère, comme l'a souligné Bezenval47, il est à croire que Marie-Antoinette, n'ayant pu empêcher le duel, s'estimait satisfaite que l'issue en eût été si heureuse. Dans l'après-dîner, alors qu'on ignorait encore l'issue du duel, les princes parurent à la Comédie-Française, à la représentation d'Irène48. L'entrée de la Reine avait été peu applaudie; le parterre battit des mains et cria bravo en apercevant le duc de Bourbon; quand le comte d'Artois avança la tête hors de la loge royale pour saluer la duchesse de Bourbon, on l'applaudit également.
Le public se montrait satisfait, mais l'incident n'était pas terminé. Aussitôt son retour à Paris, le comte d'Artois avait écrit au Roi qu'il n'avait pu éviter de lui désobéir et qu'il le priait de pardonner aux deux coupables. «Je réclame, disait-il, la tendre amitié de mon frère, soit que sa clémence, soit que sa sévérité prononce, et j'espère qu'il ne fera aucune distinction entre mon cousin et moi.» Le lendemain, le comte d'Artois reçut l'ordre de se rendre à Choisy, et le duc de Bourbon à Chantilly. Leur exil dura huit jours et, le 25 mars, ils venaient à Versailles remercier le Roi49.
Une fâcheuse histoire que la jalousie de la duchesse de Bourbon avait fait naître et qui mettait en rumeur la Cour et la Ville se terminait donc fort bien. Une seule personne peut-être, dont le nom avait été prononcé avec dédain aurait pu se montrer discrète et ne pas rappeler l'attention sur elle, c'était Mme de Canillac. «A sa place, écrit Mme de Bombelles, je n'aurais jamais eu le front de reparaître et je me serais cachée dans quelque coin de la terre. Elle me faisait pitié, malgré toutes ses étourderies, j'avais conservé pour elle l'amitié que vous me connaissez, mais c'est passé, je ne l'aime plus.» La jeune femme avait peut-être raison d'éviter Mme de Canillac dont la conduite était loin d'être à l'abri des reproches. La princesse de Guéménée la protégeait, mais l'on disait dans Paris que son amour pour Mme de Canillac venait50 de ce que, «lorsqu'elle venait chez elle, elle y attirait les jeunes gens et les princes». De là, le peu d'entraînement de Mme de Bombelles à souper chez Mme de Guéménée: «J'ai peur, écrit-elle, que l'on ne dise, si j'y vais souvent, que lorsque Mme de Canillac n'y est pas, c'est Mme de Bombelles qui la remplace.» Situation délicate qui embarrasse fort la jeune femme, car sa famille et elle ont beaucoup d'obligations aux Rohan, et «il est impossible de ne pas aimer une personne qui me marque de l'amitié chaque fois qu'elle me voit».
Cela l'amène à faire ces réflexions bien sensées pour son âge: «Si vous étiez ici, cela ne m'inquiéterait pas un instant parce que vous y viendriez presque toujours avec moi et qu'il est bien difficile, avec la plus mauvaise volonté du monde, de dire du mal d'une femme qu'on voit bien avec son mari. Je crois que le meilleur parti est de rester comme je suis, si elle n'en parle plus; et, si elle veut que j'aille souper, chez elle, d'y aller et sans avoir la mine de blâmer ce qui s'y passera, ce qui ne conviendrait ni à mon âge ni à ma position, d'avoir l'air si décent et si honnête qu'on ne puisse jamais faire une histoire sur mon compte… D'ailleurs, je ne crois pas aux trois quarts et demi de tout ce qui se dit, parce que j'ai assez bonne opinion de Mme de Guéménée pour croire que, si elle voyait le moindre danger pour ma réputation, à ce que j'aille chez elle, elle ne m'y engagerait pas.» Peut-être Mme de Bombelles s'exagérait-elle les dangers qu'elle pouvait courir chez Mme de Guéménée. Celle-ci en revanche, habituée à une vie de luxe et de plaisir à outrance, au point de s'en ruiner de façon non douteuse, ne s'était jamais rien refusé51; laissée entièrement libre par son mari occupé par sa liaison avec la comtesse Dillon, aurait-elle eu le scrupule moral d'arrêter une jeune femme, si la pente était devenue glissante? A tout prendre, Mme de Bombelles se montrait avisée en ayant peur et en percevant un danger que d'autres n'auraient pas vu; sûrement elle gagnerait l'approbation de son mari, à qui elle disait, en finissant sa tirade morale: «Je crois que vous serez de mon avis sur tout ce que je viens de vous mander.»
Voici des projets de mariage. On dit que Mlle de Condé52 va épouser le duc d'Aoste; il est question pour
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C'est à ce propos que Bezenval, qui s'est mêlé de l'affaire comme témoin du comte d'Artois
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Cette assez mauvaise pièce fut pourtant applaudie; mais, dit Mme du Deffand, c'était plutôt Voltaire qui en était l'objet que la pièce. L'auteur fut couronné de fleurs, et Vestris lui adressa un impromptu qui finissait par ces vers:
Voltaire, reçois la couronne,
Que l'on vient de te présenter.
Il est beau de la montrer,
Quand c'est la France qui la donne.
Dans sa lettre du 1er avril, Mme de Bombelles, ayant assisté à Versailles à la représentation de la pièce jouée à Paris, donne ces détails.
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Mme de Canillac, malgré l'aventure, allait être nommée en titre dame pour accompagner Madame Elisabeth.
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Le salon de Mme de Guéménée n'était pas prude, on y jouait un jeu d'enfer, et la Reine avait le grand tort de s'y montrer beaucoup trop souvent. Joseph II l'avait proclamé, non sans des épithètes peu flatteuses pour la princesse de Guéménée, à son voyage de l'année précédente.
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Fille du prince de Condé et d'Élisabeth Godfried de Rohan-Soubise, à qui le marquis de Ségur a consacré de très intéressantes pages: