Angélique de Mackau, Marquise de Bombelles. Fleury Maurice
répondit: «L'ambition de vos parents va tout bouleverser, ils ont commencé par la Pologne, la Bavière fait le second tome; j'en suis fâché par rapport à vous.» – Mais, reprit Marie-Antoinette, n'étiez-vous pas informé et d'accord sur une affaire de Bavière? – J'étais si peu d'accord, répliqua le Roi, que l'on vient de donner ordre aux ministres français de faire connaître, dans les cours où ils se trouvent, que ce démembrement de la Bavière se fait contre notre gré et que nous le désapprouvons75.
L'affaire une fois engagée, sans qu'on eût pris ses avis, Marie-Thérèse, ne pouvant rien empêcher de ce qui était fait, s'employa du moins à conjurer les conséquences d'une aventure de tous points dangereuse. Que faire, sinon s'efforcer d'abord et avant tout de resserrer l'alliance entre la France et l'Autriche? Cette alliance, bien des gens à la Cour et dans le monde politique en France seraient enclins peut-être, vu les circonstances où l'Autriche a mis les apparences contre elle, à la vouloir dénoncer. Il faut à tout prix empêcher ce malheur, peser de toutes ses forces de mère et de souveraine sur la jeune princesse qui avait été le nœud de l'alliance et devait servir à la consolider ou au moins à l'empêcher de se rompre.
L'Impératrice semble craindre de se rendre importune et suspecte au Roi en s'adressant à lui directement, elle dirige tous ses efforts sur la Reine à laquelle elle parle ou fait parler un tout autre langage que celui dont elle a coutume. Dans ses lettres à sa fille et à Mercy, vrais chefs-d'œuvre de diplomatie maternelle et féminine, elle va mettre tout en jeu: l'amour-propre de Marie-Antoinette, son affection pour sa mère, son antipathie naturelle pour le roi de Prusse, jusqu'aux espérances de grossesse, qui pour la première fois ont réjoui son cœur. «On y sent, dit l'historien qui a le mieux lu et compris l'auguste correspondante de Mercy, toute l'ardeur d'une souveraine qui tremble pour ses peuples, d'une mère qui tremble pour ses fils, toute l'habileté d'une femme de génie qui, vieillie dans la politique et connaissant jusque dans ses plus intimes replis l'esprit et le cœur de sa fille, savait merveilleusement quelle corde il fallait toucher, quels sentiments invoquer, pour faire de cette fille une auxiliaire dévouée et un instrument docile76.»
L'Impératrice va quitter les sévérités et les gronderies ordinaires quand elle écrit à sa fille, elle va renoncer pour un moment à lui reprocher très vivement sa passion pour le jeu77, les distinctions accordées à des favoris – y compris Esterhazy, – les tracasseries entre la princesse de Lamballe et Mme de Polignac. Avant d'entamer sa campagne diplomatique, elle a fait part de ses désirs: «Dans ce moment où la mort de l'Electeur de Bavière amène une crise violente, il serait intéressant que ma fille fît bon usage de son ascendant sur le Roi.» Marie-Thérèse éprouve des doutes sur le succès de sa démarche: «Peut-on s'en flatter tant qu'elle est enfoncée dans ses légèretés et dissipations habituelles?»
Au fur et à mesure qu'elle sent l'effet produit par ses lettres à Mercy et à sa fille, Marie-Thérèse change de ton. Elle ne raille plus, elle ne gronde pas; elle écrit serré, net, précis; un peu plus elle implorerait pour obtenir l'appui de sa fille. – Très montée contre la Prusse dont le ministre78 avec ses méchancetés excite son aversion, – mais ne voulant pas en principe s'occuper d'affaires, sentant sans nul doute, aux criailleries de toute une partie de la Cour, combien elle risque de se rendre impopulaire en exagérant son ingérence dans la question, Marie-Antoinette entend marcher prudemment puisque les premières ouvertures ont été mal accueillies du Roi.
Mais comment résister aux appels à la tendresse, aux cajoleries adroites, aux exposés dramatiques dont Marie-Thérèse émaille ses lettres? Dans une de ces missives elle avait parlé avec aigreur du roi de Prusse, qui voudrait se rapprocher de la France: «Tous deux nous ne pouvons exister ensemble, cela ferait un changement dans notre alliance, ce qui me donnerait la mort, vous aimant si tendrement…» Et Marie-Antoinette de pâlir en lisant ce fragment de la lettre de sa mère à Mercy. «C'est par cette secousse, mande l'ambassadeur, qu'elle a été mise dans le mouvement et l'inquiétude où je la trouvai.»
Mais voici qui est mieux et qui va définitivement secouer la Reine de sa demi-indifférence. «C'est à cinq heures du matin et bien à la hâte, dramatise l'impératrice le 19 février, le courrier étant à ma porte, que je vous écris. Je n'étais pas prévenue de son départ, et on se presse pour obvier aux plus noires et malicieuses insinuations du roi de Prusse, espérant, si le roi est au fait qu'il ne se laissera pas entraîner par des méchants, comptant sur sa justice et sur sa tendresse pour sa chère petite femme.» Jamais il n'y eut d'occasion plus importante de «tenir fermement» l'intérêt des deux maisons et des deux Etats. «Qu'on ne se précipite en rien et qu'on tâche de gagner du temps pour éviter l'éclat d'une guerre qui une fois commencée pourra durer et avoir des suites malheureuses pour nous tous…» L'idée seule la fait succomber… «et, si je n'y succombe, mes jours seraient pires que la mort…»
Maintes fois l'Impératrice reviendra sur le sujet et, quand elle craindra d'avoir trop insisté, elle atténuera: elle aime bien trop son gendre pour l'entraîner dans une entreprise contraire à ses intérêts ou à sa gloire: «Je sacrifierais plutôt la mienne; mais, si nous voulons faire le bien, il le faut faire conjointement: sans cela rien ne se ferait de solide.»
Marie-Antoinette a parlé au Roi, mais avec hésitation79, au dire de Goltz, sans précision, commente Mercy. Louis XVI a fait dire au baron de Goltz qu'il n'entendait point se mêler des affaires de son maître. Cela ne suffit pas à Mercy: «Il faut, mande-t-il à l'Impératrice se mêler des affaires de l'Autriche dans le sens qui convient à un bon et fidèle allié.»
A son tour Joseph II s'adresse à sa sœur: «Puisque vous ne voulez pas empêcher la guerre, lui écrit-il, le 20 mars, nous nous battrons en braves gens, et dans toutes circonstances, ma chère sœur, vous n'aurez point à rougir d'un frère qui méritera toujours votre estime.»
Émotion de la Reine qui entrevoit le danger où peut se trouver son frère. Elle parle fortement aux ministres, insiste pour qu'en exécution du traité des démarches formelles soient faites.
La diplomatie européenne entre en mouvement, la Russie voit dans cette affaire un moyen de s'ingérer dans les affaires de l'Allemagne et de diriger vers Saint-Pétersbourg les regards jusque-là tournés du côté de Versailles. A Ratisbonne on s'agite: Bombelles confère avec M. de Schwarzenau, ministre de Prusse80; il sait lui tenir tête quand le ministre de Frédéric II représente son souverain comme protecteur des libertés de «l'Allemagne et n'ayant d'autre intérêt que celui de la justice»; mais, comme il n'a pas pris parti formel contre la Prusse, c'est s'exposer aux réclamations autrichiennes. On ne manquera pas de s'en souvenir à Vienne, et la Reine lui gardera longtemps rancune de sa neutralité qu'elle juge offensante.
Au milieu de juin on ne croit plus guère au maintien de la paix. L'Angleterre a envoyé à ses ministres en Allemagne l'ordre de se rapprocher le plus possible de l'Autriche81: c'est là un grave danger au moment où vient d'éclater la guerre d'Amérique. Marie-Thérèse espère encore que la France ne se laissera pas prendre aux cajoleries du roi de Prusse, que l'alliance austro-française sera maintenue. C'est à quoi tendent les efforts de Marie-Antoinette. Désireuse de servir à la fois les intérêts de ses deux pays, elle faisait malgré elle pencher la balance en faveur de l'Autriche. Dès le début de l'affaire elle était en discussion avec Vergennes: le ministre voulait rester fidèle à l'alliance, mais seulement dans certaines conditions. Il fit observer avec raison que les possessions garanties par le traité à Marie-Thérèse n'étaient pas contestées, et que la guerre avait pour objet des acquisitions dont les titres étaient parfaitement ignorés à l'époque de la conclusion de l'affaire; enfin, que rien n'autorisait l'Autriche à regarder cette alliance comme un moyen d'agrandir ses États. Louis XVI avait offert sa médiation… La guerre n'en éclata pas moins: le 5 juillet, Frédéric II entrait brusquement à Nachod, en Bohême, et, le 7, les premiers coups de feu étaient tirés.
Folle
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Le comte de Vergennes le mandait à M. de Bombelles, 9 février. C'était là le commentaire obligé des instructions données en 1775 au marquis (Voir chapitre I), et l'on doit se rappeler cette phrase: «… Loin de vouloir servir d'instrument aux projets d'oppression que la Cour impériale pourrait former, Sa Majesté se prévaudrait de l'alliance comme d'un moyen de plus pour servir la cause de l'Etat.» (Archives de Seine-et-Oise, E. 453). Les partisans de la Reine désapprouvaient hautement la circulaire du comte de Vergennes, disant que c'était une demi-démarche uniquement propre à exciter de la défiance entre des alliés. (
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M. de La Rocheterie,
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Malgré les conseils de Joseph II, le jeu avait repris de plus belle au début de l'année. Les finances de la Reine en étaient obérées au point qu'elle «était obligée de se refuser aux actes de bienfaisance que lui dicteraient sa grandeur d'âme et sa générosité naturelle.» (Mercy, III, 155).
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L'année précédente, le 3 février, elle écrivait déjà à sa mère: «Je suis plus révoltée qu'étonnée des vilenies et méchancetés du mauvais voisin; peut-être même est-il trompé sur quelques points par le ministre qu'il a ici; il est connu depuis longtemps pour un homme peu scrupuleux et qui, pour se faire valoir auprès de son maître, n'hésite pas à lui mander toutes sortes de fables.»
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L'ingérence de Marie-Antoinette dans l'affaire a pourtant déjà indisposé contre elle le public. Voir la
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Bombelles à Vergennes:
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Bombelles à Vergennes.