Angélique de Mackau, Marquise de Bombelles. Fleury Maurice
a dit que sa femme se croyait grosse et qui s'est moquée. «Je l'aime par la bonne foi avec laquelle elle t'est attachée. Son mari, aux affaires près, est d'assez bonne société, et surtout à merveille avec Brentano67 qui ne se conduit pas, à beaucoup près, si bien. Ce garçon, d'ailleurs aimable et dont tu connais les qualités a de jour en jour plus mauvais ton avec la comtesse et me prouve, ce qui est positif, que les femmes sont souvent plus tourmentées par leurs amants que par leurs maris.» Passant en revue les étrangers qui fréquentent Ratisbonne, M. de Bombelles note un comte de Schlick, «d'une superbe figure et qui paraît de bonne compagnie». Il est admis aux soupers de la société diplomatique, ainsi que le frère aîné de la comtesse. Un autre hôte temporaire est le neveu du fameux comte Bernstorf qui fut premier ministre en Danemarck. «C'est une rare et indigeste figure que la manière de se mettre rend encore plus ridicule. Sous un toupet de cinq à six pouces de haut, formé par des cheveux d'un blanc jaune, il montre un visage plat comme une punaise, carré comme un mouchoir, qui domine sur un petit corps vêtu d'un habit tout blanc; un gilet, plus court qu'il ne le faut de deux doigts, laisse à sa fin passer des paquets de la chemise qui n'est pas si blanche que l'habit. A peine ce monsieur m'eût-il été présenté à la comédie, qu'il vint me dire: «Parbleu, je ne conçois pas, de par tous les diables, comment, sarpejeu, vous pouvez écouter cette fichue pièce.»
Le marquis ne semble pas avoir apprécié le charme de cette avalanche de jurons anodins, car une réponse brève «eut le bonheur de le défaire de cette singulière production du pays d'Hanovre».
Bombelles ne fait guère de confidences politiques à sa femme: de graves événements pourtant se préparaient en Bavière dont le marquis se trouvait spectateur immédiat.
CHAPITRE III
1778-1779
Succession de Bavière. – Mort de l'électeur Maximilien-Joseph. – Négociations de Joseph II avec Charles-Théodore, électeur palatin. – Projets belliqueux de l'Empereur. – Prudence de Marie-Thérèse. – Sa correspondance avec Marie-Antoinette et avec Mercy. – Le baron de Goltz, ministre de Prusse. – Hésitations de la Reine. – Impressions de Bombelles. – Commencement d'hostilités. – Reprise des négociations. – Traité de Teschen.
On se rappelle le mot de Louis XVI au comte de Vergennes lors du séjour prolongé, à Versailles, de son beau-frère l'empereur Joseph II: «Ceci doit donner une furieuse jalousie au roi de Prusse». C'était en grande partie dans le but de tâter le pouls de la France pour le cas où la succession de Bavière amènerait un conflit que le frère de la Reine s'était éternisé dans son personnage de mentor. Frédéric68 avait eu beau répandre méchamment que Joseph II traitait Louis XVI d'«imbécile» et d'«enfant», l'Empereur, d'ailleurs revenu sur le compte de son beau-frère69, n'en sentait pas moins que la France était une des premières puissances d'Europe et qu'il lui était nécessaire de gagner la confiance de celui qui la gouvernait. Cette confiance, on le sait, Joseph II l'acquit assez vite pour qu'il ait pu, au sortir d'une de ces conférences qui excitaient tant le mécontentement de Madame70, confesser à Mercy: «Si je m'y étais prêté, le Roi m'aurait montré ses papiers et tout ce que j'aurais voulu.» Mais il était un point sur lequel le Roi de France entendait ne pas se prononcer: les affaires d'Allemagne, gros point noir à l'horizon.
Nul n'ignorait dans les cercles diplomatiques que l'Autriche convoitait un agrandissement de territoire du côté de la Bavière. Lors du traité de Versailles il avait été sérieusement question de permettre l'annexion de la Bavière à l'Autriche contre la cession des Pays-Bas à la France.
Si ces échanges de territoire n'avaient pu se réaliser, l'occasion ne tarderait pas à s'offrir pour l'Autriche de revendiquer des prétentions, qui jusqu'alors étaient restées à l'état de rêve. La succession de Bavière allait s'ouvrir à la mort, escomptée dès longtemps, de l'électeur Maximilien-Joseph: ses états devaient passer à l'électeur palatin Charles-Théodore, dont la puissance était minime. Une fois réveillés d'anciens droits sur certains districts, Joseph II négocia durant toute l'année 1777 avec Charles-Théodore, pour obtenir cette cession à l'amiable, et il était sur le point de conclure un arrangement avec le Palatin, satisfait de s'assurer la possession du reste de la Bavière moyennant ce sacrifice partiel, lorsque, subitement, le 30 décembre, mourait l'électeur Maximilien-Joseph. A peine quelques jours s'étaient-ils écoulés que l'Empereur signait un traité avec Charles-Théodore: le 15 janvier 1778, 12.000 Autrichiens envahissaient les districts cédés de la Basse Bavière. Joseph II avait agi témérairement. Il expliquait à son frère Léopold: «ce vrai coup d'État, cet arrondissement pour la monarchie d'un prix inestimable»; il mandait à Mercy: «C'est une de ces époques qui ne viennent que dans des siècles et qu'il ne faut pas négliger». Il se proclamait la «cheville ouvrière» d'une affaire que Kaunitz réprouvait, contre laquelle l'impératrice Marie-Thérèse se révoltait en femme d'expérience et en bonne mère de famille71. «Si même nos prétentions sur la Bavière étaient plus constatées et plus solides qu'elles ne sont, on devrait hésiter d'exciter un incendie universel pour une convenance particulière… Je ne m'oppose pas d'arranger ces affaires par la voie conciliante de négociation et convenance, mais jamais par la voie des armes ou de la force, voie qui révolterait à juste titre tout le monde contre nous dès le premier pas, et nous ferait même, perdre ceux qui seraient restés neutres… Je ne vois donc aucun inconvénient de différer la marche des troupes; mais beaucoup de grands malheurs en ne la différant pas.»
Joseph II n'écouta ni sa mère ni Kaunitz. Lui que nous avons vu donneur de conseils sensés à la cour de Versailles, s'embarquait, non sans imprudence, dans une affaire dont l'issue pouvait être dangereuse. Sans doute il se faisait l'illusion, comme il l'écrivait à Léopold, de réussir sans guerre, par une simple démonstration armée. C'était compter sans Frédéric qui, dès l'invasion de la Basse Bavière, réunissait une armée sur les frontières de Bohême, prêt à les franchir si l'Empereur persistait dans son plan d'agrandissement injustifié de territoire. Le roi de Prusse entendait prouver à l'Empereur d'Allemagne qu'il n'avait pas le droit d'agir comme lui Frédéric avait agi en Silésie.
A ces nouvelles toute l'Allemagne s'agitait, entrait en rumeur. L'électeur de Saxe qui avait des prétentions à la succession de Maximilien, faisait cause commune avec la Prusse, envoyait ses troupes rejoindre celles de Frédéric; le duc des Deux-Ponts, autre héritier de l'Électeur, soutenu par le roi de Prusse, protestait énergiquement contre l'attitude prise, et cependant les Bavarois que, dans l'espèce, on n'avait guère pris soin de consulter, se refusaient, dans leur haine contre l'Autriche à cet arbitraire changement de domination72. Et cette effervescence des Bavarois qu'alimentera la Prusse durera assez longtemps pour qu'à son retour de France le marquis de Bombelles la retrouve très vivace et la signale de nouveau dans une dépêche au baron de Breteuil, ambassadeur à Vienne: «Le dernier paysan bavarois a de l'aversion pour l'Autrichien et de la bonne volonté pour le Français.» Rappelons-nous ces rapports peu favorables à l'injuste ingérence de l'Empereur dans les affaires de l'Allemagne, et nous aurons la clef des réticences et des mauvaises dispositions de Marie-Antoinette à l'égard de Bombelles quand il s'agira pour lui d'un changement de poste.
«Cela ne plaira pas trop là où vous êtes», avait écrit Joseph II à Mercy, dès le début de l'affaire. Il ajoutait d'ailleurs: Mais je ne vois pas ce qu'on pourra trouver à y redire, et les circonstances avec les Anglais y paraissent très favorables. L'Empereur ne pouvait se dissimuler dans quel état d'agitation ces nouvelles précipitées allaient jeter la cour de France, il n'était pas sans prévoir ce que serait l'attitude du baron de Goltz, attisant le feu, réveillant et remuant parmi les ennemis de Choiseul et de l'alliance autrichienne les vieilles préventions contre l'avidité impériale73.
Devant l'effet produit à Paris par les démonstrations de l'Empereur, Marie-Antoinette s'agitait, écrivant à Mme Polignac qu'elle
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M. de Brentano, secrétaire de la légation.
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Frédéric II au baron de Goltz, décembre 1776, 22 août 1777. – Bancroft,
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Voir chapitre II. Le baron de Goltz, après avoir dit que l'Empereur «s'était montré peu édifié de l'affabilité du Roi», ajoute que, «quant au bons sens, il le trouvait supérieur à ce qu'il en croyait». (A Frédéric II, 18 mai 1777. Recueil Flammermont).
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On devra lire les nombreux extraits de correspondance entre Frédéric II et Goltz donnés dans l'ouvrage de Bancroft (t. III). Le ministre prussien, moine scrupuleux encore que jamais, mit tout en œuvre pour exciter les esprits contre la Cour de Vienne. Mercy à la même époque ne se lassait pas de signaler, avec nombreuses preuves à l'appui, les inventions et les calomnies de son collègue.