La loi de Dieu. Charles Deslys
pas trop d’abord. Mais il a bien fallu me rendre à l’évidence. Avec cet anneau je suis presque invulnérable, et ma bonne chance ne bronche jamais. Une seule fois j’oubliai de le mettre à mon doigt; ce jour-là je fus blessé… on me fit un passe-droit. Oh! oh! j’ai de la religion aussi… à ma manière… je prie souvent le bon Dieu… depuis mon mariage surtout, pour ma femme… et durant notre prochaine campagne… car, vous le savez, mon cher oncle, c’est dans trois jours le départ… je compte bien le prier pour mon file aussi, bien qu’il soit encore à naître. Et je n’aurai garde d’aller au feu sans avoir à mon doigt l’anneau de l’abbesse. Pourquoi souriez-vous, monsieur l’abbé? Est-ce que vous n’y croiriez pas, vous, un homme d’Eglise?
–Dieu m’en gardee! répliqua l’oncle Pierre. D’abord et d’une, parce que c’est le prix d’une action généreuse, et qu’une généreuse action porte toujours bonheur… comme aussi une bonne résolution, àlaquelle on reste pieusement fidèle… En second lieu, parce que, dans notre famille, nous avons un de ces talismans-là. un talisman de soldat.
–Ah! ah! contez-moi donc ça…
–Volontiers… Je présume, que vous avez ouï parler de Jeanne d’Arc?
–Assurément! Tout bon Français doit la connaître et vénérer sa mémoire. Elle délivra le pays des Anglais… Ce fut un grand capitaine.
–Une sainte fille! colonel, et, qui plus est, l’élue de Dieu…
–Le Napoléon de son temps, monsieur l’abbé, voilà son plus beau titre.
–Je vous en remercie pour elle, poursuivit en souriant l’oncle Pierre. Ainsi que votre glorieux empereur, elle avait ses lieutenants, ses enthousiastes, ses fidèles… et parmi ceux-là, un nommé La Hire.
–Je sais! je sais, mon oncle… car nous apprenons l’histoire tout en en faisant à notre tour… Ce La Hire n’était-il pas un officier de fortune, un chef de bande, un des Bourgachard de ce temps-là?
–Je n’aurais pas osé le dire, monsieur le comte mais j’accepte l’assimilation Je signalerai même entre vous deux ce point de ressemblance tou t particulier, qu’il avai t aussi l’humeur prompte, irascible… et jurait à tout propos comme un diable.
–Vraiment!…
–Ce qui choquait fort la pauvre Jeanne d’Arc, et l’affligeait davantage encore. Dame! c’était une fille religieuse. Elle s’efforçait de réformer, à force de douceur, ses farouches compagnons de guerre. Un seul lui résistait, La Hire. Non pas qu’il y mit de l’entêtement, loin de là; mais il était comme vous, colonel, il ne pouvait se défendre de sacrer et de blasphémer, c’était plus fort que lui.
–Voyez-vous ça, ce pauvre La Hire!
–Un jour enfin, Jeanne accomplit je ne sais plus quel exploit qui tenait du miracle, et, dans cette même affaire, sauva la vie du vieux routier. En la remerciant, pour mieux attester sa reconnaissance, il jura de façon à faire envoler tous les –anges qui servaient d’invisible escorte à la vierge de Vaucouleurs. Elle devint toute triste, et se prit même à pleurer… Tenez! comme tout à l’heure votre femme.
–Ah! ah! ça lui faisait aussi cet effet-là, à Jeanne d’Arc?
–La Hire comprit sa faute, et, se laissant tomber aux genoux de l’héroïne, il lui demanda pardon. «Mais, ajouta-t-il, quant à me corriger, pas moyen!… Il faut absolument que je jure par quelque chose, n’importe par quoi.–Eh bien! répondit-elle, jurez par votre bâton… mais plus rien que par votre bâton… je le permets. el si vous vous y résignez fidèlement, mon brave ami, je serai bien contente.»
–Comment! fit Bourgachard, par son bâton?
–Oui, expliqua l’abbé, La Hire boîtait un peu, par suite d’une ancienne blessure, et s’appuyait sur une sorte de canne, dont parfois aussi, dans certains cas de surprise, il s’était servi comme d’une massue pour frapper l’ennemi.
–C’est-à-dire l’Anglais… Bravo!
–En entendant les paroles de Jeanne, il prit à deux mains ce bâton, le regarda longuement, l’étreignit avec un ferme vouloir… Puis, l’élevant vers le ciel: «Je veux mourir, dit-il, si désormais je jure autrement que par toi! J’en fais le serment à Dieu… et à vous aussi, Jeanne!»
L’oncle Pierre se tut, mais en continuant de regarder le colonel Bourgachard, les yeux dans les yeux.
III
–Eh bien! questionna le comte, vivement impressionné par le récit de l’abbé, eh bien! ce serment, La Hire y manqua-t-il?
–Jamais tant que vécut Jeanne. et même en apprenant qu’elle venait d’être brûlée vive. Il était terriblement furieux ce jour-là cependant.
–Il y avait de quoi!
–D’accord! mais au moment même où sa bouche s’ouvrait pour… ce que vous savez. il se rappela sa promesse, et, regardant le bâton, sur lequel ses yeux laissèrent tomber une larme: «Jeanne, dit-il, ma pauvre Jeanne, je tiendrai parole à ta mémoire»
–Bienn! s’écria Bourgachard, très-bien! C’était un digne soldat que ce La Hire!
–Aussi son bâton lui devint-il un porte-bonheur… absolument comme pour vous l’anneau de l’abbesse. Un seul jour il s’oublia… C’était après un revers. On battait en retraite… Il jura… Quelques minutes plus tardd, un trait l’atteignit en pleine poitrine.
–Blessé?
–Mortellement. Il fit venir toute sa lignée, laquelle était fort nombreuse, car, à défaut d’héritiers directs, une ribambelle de neveux et de cousins étaient venus se grouper à sa suite depuis qu’il s’était fait un grand nom, depuis qu’il avait conquis une grande fortune. La même chose aussi vous arrivera, monsieur le comte… gardez-vous d’en douter.
–Oui, oui, ça commence déjà, répondit en riant le colonel; mais moi, j’aurai des enfants, s’il plaît à Dieu…
–Et si vous ne causez plus à ma nièce de ces terreurs qui peuvent tuer à la fois le présent et l’avenirr! répliqua solennellement l’oncle Pierre.
–On y fera tout son possible! fit Bourgachard en s’efforçant de dissimuler son émotion sous un sourire. Mais, je vous en prie, achevez l’histoire de La Hire.
–Lorsque tous ses parents furent réunis, le héros mourant se fit apporter son bâton, ordonna de le rompre en autant de morceaux qu’il y avait là d’héritiers, et remettant à chacun d’eux l’une de ces reliques: «Ce sont, dit-il, autant de talismans qui doivent se perpétuer dans votre descendance, et sauvegarderont celui qui portera l’un d’eux dans les combats. à moins toutefois qu’il ne tourne ses armes contre la France ou qu’il n’enfreigne le second commandement de Dieu. Ce cas échéant, malheur à lui, malheur!» Tel fut le testament de La Hire. Les la Roche-Aymon descendent de ce fameux capitaine, et moi, leur dernier représentant, je possède, dans un vieux médaillon, la dernière parcelle de ce bâton sacré. Un jour peut-être, s’il vous naît un fils qui devienne soldat à son tour, et si vous m’avez permis de l’élever dans la crainte de Dieu, je lui remettrai cet héritage.
–Pourquoi ne me le confieriez-vous pas à moi-même, et dès aujourd’hui? demanda Bourgachard.
–Oh! oh! vous jurez, vous. ce vous serait un présent fatal.
–Eh bien! fit le comte après un silence, eh bien! je le réclame de votre amitié, mon oncle. au moins pour les trois jours qui me restent à demeurer ici. Quant à ces trois jours, je renouvelle le serment de votre ancêtre…