La loi de Dieu. Charles Deslys
Renaud alla chercher dans la poche de sa veste un lambeau de journal qui, selon toute apparence, avait enveloppé sa frugale collation de l’après-midi.
Il l’avait lu par hasard, et précieusement conservé comme des plus instructifs.
–Tiens!… dit-il en indiquant l’article en question au plus jeune de ses interlocuteurs, tiens… lis cela, Guillaume… et lis tout haut… ce sera ma réponse.
Guillaume était le lecteur du chantier. Sans se faire prier, il prit le fragment, le repassa d’un revers de manche et, doctoralement, commença ainsi:
«L’ouvrier qui ne travaille pas le lundi, indépendamment de sa journée qu’il perd, fait des dépenses inutiles. Pour ne rien exagérer, estimons à quatre francs la porte de temps et les dépenses de ce chômage hebdomadaire. Comme il y a cinquante-deux semaines dans l’année, cela fait208fr. par an, qui, multipliés par quarante,–moyenne ordinaire des années de travail,–donnent pour résultat une perte de 8,520fr. Or, toute somme se double par les intérêts au bout de quatorze ans; cette même somme, placée tous les mois à la CAISSE D’ÉPARGNE, aurait produit à l’ouvrier25,864fr., capital plus que suffisant pour garantir sa vieillesse de la misère et qu’il laisserait après sa mort à ses enfants, comme un souvenir de son affection pour eux et comme un exemple à suivre.»
A la suite de cette démonstration si catégorique, il y eut un silence.
–Voilà! conclut Jacques.
Ce mot, ce seul mot, sembla rompre le charme qui retenait tous les ouvriers béants et pensifs.
–Allons donc! se récrièrent-ils à qui mieux mieux, allons donc! c’est pas possible. Est-ce qu’il ne faut pas se donner un peu de bon temps? Est-ce qu’il ne survient pas toujours une circonstance, une ambition, qui empêche qu’on ne puisse thésauriser ainsi ses économies? Est-ce que toi-même, Jacques, tu n’as pas fondu toutes les tiennes pour éduquer ton garçon, pour en faire un monsieur, un moderne?
–C’est vrai, reconnut le père Renaud. Cependant.
Il s’interrompit pour la seconde fois, et changeant tout aussitôt de Lon, de physionomie, d’allures:
–Parlons plus de ça! fit-il, voici mon fils qui vient là-bas… faut que je lui cause.
Il courait à la rencontre d’un jeune homme qui venait d’apparaître au détour du chemin.
II
Ainsi qu’on vient de l’apprendre, le fils de Jacques n’était point un ouvrier; c’était un monsieur.
Son père lui avait fait donner une certaine éducation, dont il avait su profiter, mais sans en concevoir un sot orgueil. Bien qu’il fût premier commis chez le plus riche armateur de la ville, et de plus assez élégant, très-joli garçon, ce qui ne gâte jamais rien, il était resté simple, modeste, un peu timide même, et se faisait aimer de tous, voire même des camarades de son père qui, tout en le raillant parfois à propos de sa tenue de gentleman, en arrivaient invariablement à dire de lui:
–C’est un bon enfant, qui n’est fier avec personne, et qui vous aime crânement son vieux bonhomme de père!
Maurice Renaud méritait donc d’être heureux. Mais l’était-il? Quiconque eût pu le voir en ce moment, eût répondu non.
Le pauvre jeune homme arrivait pâle, frissonnant, abattu. Un profond désespoir se lisait sur ses traits; il y avait des traces de larmes dans ses yeux.
–Eh bien! eh bien donc, mon fieu? fit anxieusement le bonhomme Renaud.
Trop douloureusement oppressé pour lui répondre encore, autrement que par un geste de découragement, son fils s’assit ou plutôt se laissa tomber sur une pièce de charpente.
–Mais tu n’as donc pas osé aborder ton patron? questionna Jacques.
–Si fait, répond Maurice, j’ai parlé à M. Durand.
–Tu lui as tout dit?
–Tout.
–Carrément. avec courage., .
–Avec courage. Je venais de la rencontrer… elle!
Dans ce dernier mot, dans ce soupir, Maurice avait mis toutes les tendresses de son âme.,
–Et qu’a-t-il répondu, lui?
–Que j’avais raison de vouloir partir, et qu’il se chargeait de mon avancement là-bas.
– Hien de plus?
–Rien de plus. Ah! si fait. il a dit que j’étais un honnête homme… et en me disant cela, en me serrant la main, il semblait ému.
–Je le crois bien, morbleu!… Il y a dix-huit mois, au péril de ta vie, n’as-tu pas sauvé sa fille?
–Oh! je ne lui ai pas rappelé cela.
–C’est d’un cœur généreux, mon enfant. mais il ne faut pas qu’il l’oublie non plus.
–Il s’en est montré reconnaissant, mon père. Ne m’a-t-il pas ouvert ses salons, admis dans son intimité, moi, pauvre enfant du peuple?
–Belle récompense, par ma foi! c’est en voyant tous les jours Mlle Clémentine…
–Plus bas, mon père, plus bas! supplia le jeune homme avec un geste d’effroi.
Jacques se retourna pour bien se convaincre que tous ses compagnons de travail se trouvaient à distance, et que personne ne pouvait entendre,
Néanmoins, baissant la voix;
–C’est en la voyant ainsi, reprit-il, que Lu as eu le malheur d’en devenir amoureux fou.
–Mon père…
–Et que, de son côté, bien que tu ne veuilles pas en convenir, elle-même…
–Non, mon père, non! interrompit vivement Maurice,–jamais je ne me suis permis de lui laisser soupçonner que je l’aimais… jamais elle ne m’a laissé entrevoir qu’elle m’eût compris, que je fusse aimé d’elle!
–Possible! répliqua le vieillard avec un reste d’incrédulité, mais c’est justement ce qui fait ton éloge. Comment, tu vas trouver le père, et là franchement, loyalement, héroïquement, tu lui dis: «Monsieur Durand, je ne dois pas, je ne veux pas abuser de votre confiance… j’aime votre fille, qui peut-être a quelque amitié pour moi… envoyez-moi bien loin, dans quelqu’un de vos établissements des colonies… il faut que je renonce à ma position, que je quitte mon vieux père, que je m’expatrie… il le faut, je le veux!»
–Oui, reconnut Maurice, oui, c’est à peu près cela que je lui ai dit…
–Et il ne t’a pas dit de rester?
–Je ne le lui demandais pas, mon père!…
–Eh bien!… moi, à sa place, si tu étais venu me parler ainsi… si j’avais une fille… et si tu n’étais pas mon fils!…
A celle boutade palernellc, Maurice eut un amer sourire, et répondit:
–M. Durand est si riche!… c’était un rêve, une folie… je partirai… j’oublierai…
Mais, les larmes lui venant tout à coup:
–Oh! non… je n’oublierai pas! acheva-t-il encachant son visage dans ses deux mains, je l’aime trop! j’en mourraii!
Jacques aussi pleurait.
–Mon fils! s’écria-t-il en le saisissant dans ses bras,