Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4). Dorothée Dino
est bien fait et m'a rappelé plusieurs particularités que M. de Talleyrand m'a racontées sur cette personne qui ne lui plaisait pas. Il trouvait qu'elle manquait de simplicité, car un des caractères supérieurs du goût de M. de Talleyrand était son respect et son attrait pour la simplicité. Il l'admirait en toutes choses: dans l'esprit, dans les manières, dans le langage, dans les sentiments, et il a fallu un concours de circonstances bien étranges, une position bien forcée, pour que ce noble instinct de simplicité ne se soit pas toujours conservé dans son caractère et dans ses actions. L'exagération et l'affectation lui ont toujours été antipathiques et son commerce m'en a singulièrement corrigée. J'en avais un peu lorsque je me suis mariée, et j'espère qu'il ne m'en reste guère; c'est bien à lui que je le dois, ainsi que tant d'autres choses dont je ne puis assez rendre grâce à sa mémoire. Pour en revenir à Mlle de Lespinasse, je me souviens parfaitement d'avoir lu ses Lettres, qui parurent peu après celles de Mme du Deffant. Elles ne m'attirèrent pas beaucoup. La fausse exaltation n'est pas de la vraie sensibilité; la passion n'est pas de la tendresse. Dans l'absence de principes qui caractérise le dix-huitième siècle, on ne se sauvait que par le joug qu'imposait le grand monde, par ses coutumes et par ses exigences. Pour peu que l'on n'y appartînt pas absolument, rien n'arrêtait; l'imagination entraînait bien loin et bien bas. Mlle de Lespinasse, sans famille et sans fortune, n'étant pas obligée de compter avec un monde auquel elle n'appartenait qu'à moitié, a mené la vie d'un homme d'esprit à bonnes fortunes. Mais me voilà faisant moi-même un article de revue: celui que nous lisions hier vaut beaucoup mieux.
Rochecotte, 9 mars 1841.– Voici l'extrait d'une lettre que j'ai reçue de la duchesse de Montmorency: «Ici on ne pense qu'aux fortifications. Les moins politiques en sont occupés, et ceux qui sont supposés devoir voter pour, sont très mal traités dans la société. Mon mari dit qu'il n'est pas encore éclairé; cela fait dire par notre famille qu'il est gagné par le Roi; le fait est qu'il est travaillé par mon fils, qui en est chargé par le Château; tout cela m'excède.
«M. Gobert, trésorier de l'Œuvre des orphelins du choléra, et qui est resté fort dévoué à la mémoire de feu Mgr de Quélen, a eu une horrible scène avec Mgr Affre, qui, à l'assemblée de l'Œuvre, a voulu le chasser. M. Gobert a répondu qu'il ne bougerait pas; bref, cela a été très scandaleux: on ne peut comprendre comment ces scènes, ces colères, ces abus d'autorité finiront.
«Le duc de Rohan marie sa fille au marquis de Béthisy: c'est un mariage convenable.
«Vous verrez, dans le journal, la comédie filiale du prince de la Moskowa. On loue M. Pasquier de ne pas lui avoir accordé la parole. On m'a raconté que c'est le duc d'Orléans qui a décidé le prince de la Moskowa à faire son entrée aux Pairs, afin de voter pour ces sottes fortifications. C'est aussi le duc d'Orléans qui tient le Journal des Débats. Le vieux Bertin et les principaux rédacteurs sont très opposés aux fortifications, mais le jeune Bertin, officier d'ordonnance du duc d'Orléans, et M. Cuvillier-Fleury, secrétaire des commandements du duc d'Aumale, font insérer dans le journal ce qu'ils veulent, ou plutôt ce que le Château veut. Je sais que Bertin de Veaux a dit, l'autre jour, à quelqu'un de ma connaissance: «Ne croyez pas au moins que je sois pour une aussi fatale mesure.»
Rochecotte, 14 mars 1841.– Il faisait si beau hier, et j'étais si en retard d'une visite à rendre à ma sous-préfète13, que je me suis décidée à aller, entre le déjeuner et le dîner, à Chinon, avec mon gendre. La route qui mène de chez moi à Chinon est jolie et facile. J'ai été visiter, à Chinon même, les grandes et nobles ruines du Château, qui domine la riante et riche vallée de la Vienne; la salle où Jeanne d'Arc est venue offrir sa sainte épée à Charles VII; la tour où Jacques Molay, le Grand Maître des Templiers, a été longtemps détenu; le passage souterrain menant à la maison d'Agnès Sorel; tout cela s'aperçoit encore; surtout, on y porte l'œil de la foi, ce qui est le mieux en fait d'archéologie. Si on soignait cette ruine comme celle de Heidelberg, on en ferait un objet tout à fait pittoresque. Je me suis arrêtée un quart d'heure au Bureau de bienfaisance, où se trouve maintenant une Sœur supérieure qui a passé quatorze ans dans l'établissement de Valençay, et qui m'avait plusieurs fois exprimé le désir qu'elle aurait de me voir. C'est une sainte personne, qui partout est chérie; elle a été pleurée à Valençay. Quand j'ai sonné au portail, une sœur est venue me dire que la Supérieure était à la mort, et avait reçu, peu d'heures auparavant, les derniers Sacrements. Cependant, ayant voulu que la malade sût que j'étais là, celle-ci a voulu absolument me voir. J'ai été bien attendrie de cette entrevue qui a illuminé le visage défaillant de cette excellente personne. Elle m'a dit la même chose que feu Mgr de Quélen: c'est que, depuis le jour où elle m'avait vue pour la première fois jusqu'à celui de sa mort, qui allait avoir lieu, il ne s'était pas passé une journée où elle n'eût prié pour moi. C'est doux d'être aimée par des âmes chrétiennes: elles ont une fidélité qui n'appartient qu'à elles.
En revenant de Chinon, j'ai trouvé deux lettres, qui auront influence sur l'emploi de mon été. L'une est du Roi de Prusse qui a appris mes projets de voyage et me demande d'aller le voir à Sans-Souci. Ceci me décide à être à Berlin vers le 12 mai. Voilà un premier point arrêté. La seconde est de mes sœurs, qui me mandent qu'elles resteront à Vienne jusqu'au 1er juillet, et que je devrais bien réaliser le projet que j'avais fait d'y aller voir Mme de Sagan, si elle avait vécu. Je tiens à ce que mes sœurs et moi restions unies: je le trouve convenable, et puis cela m'est doux et repose le cœur; nous sommes réduites à un si petit groupe; et les liens du sang ont une puissance qu'on est bien étonné de voir subsister, à travers tout ce qui, naturellement, devrait la détruire, ou au moins l'affaiblir.
Rochecotte, 16 mars 1841.– J'ai eu hier cette lettre de Mme de Lieven: «Le firman d'hérédité a l'air d'un vrai humbug. Le Pacha l'a trouvé aussi et Napier, l'amiral anglais, l'a trouvé encore davantage; il a conseillé au Pacha de refuser, ce que celui-ci a fait très poliment. Pendant que ceci se passait en Orient, ici on recevait une invitation très polie de Londres de rentrer dans le concert européen pour régler la question générale de l'Orient, et cette invitation était précédée d'un protocole annonçant que la question égyptienne était vidée entièrement. Comme les termes de l'invitation paraissaient bons, on s'est montré ici disposé à entamer les pourparlers. Votre Gouvernement a proposé des changements de rédaction qui ont été tout de suite acceptés, et voilà qu'on était à peu près à la veille de conclure, lorsqu'arrivent les nouvelles que je vous ai dites plus haut. M. Guizot a, sur-le-champ, tout suspendu, car au lieu de l'affaire égyptienne terminée, elle recommence, et le Sultan et le Pacha s'entendent moins que jamais. C'est lord Ponsonby qui a dicté le firman, les trois autres représentants s'y étaient opposés. Les Anglais qui sont à Paris sont honteux de ce méprisable trick; tout le monde regarde ce fait comme un acte de mauvaise foi, et ici on rit un peu de l'embarras que cela va causer aux puissances du Nord, parce qu'il faut redresser cela, sous peine de voir recommencer toute la querelle, comme s'il n'y avait pas eu de traité du 15 juillet. En attendant, les Allemands grillent de voir finir l'isolement de la France, qui les force à des armements fort coûteux et la France ne se prêtera à aucun rapprochement, tant que subsistera le différend avec l'Égypte.
«Et l'Amérique!.. Lady Palmerston m'écrit toutes les semaines et me dit dans sa dernière lettre: «Nous sommes très contents des nouvelles d'Amérique, tout cela s'arrangera»; c'est-à-dire que le pauvre Mac Leod sera pendu, et le territoire anglais sera envahi: si cela leur convient, à la bonne heure14. En Chine, les affaires anglaises vont aussi très mal.
«Bresson retournera sûrement à Berlin. M. de Sainte-Aulaire arrive ces jours-ci. Il ira à Londres… mais!.. quand?.. Quand vous y enverrez un ambassadeur. Je ne sais qui aura Vienne.
«Lord Beauvale a pris un accès de goutte pendant la bénédiction nuptiale15. Il a dit au prêtre de se dépêcher; on l'a ramené chez lui très malade; le lendemain, il était dans son lit, sa femme dînant sur une petite table à côté! Ils viendront à Paris en allant en Angleterre.
«Adèle de Flahaut
13
Le sous-préfet de Chinon était alors M. Viel.
14
Pendant la rébellion du Canada, en 1837 et 1838, le vapeur
15
Voir à la page 28 (26 février) l'annonce du mariage de lord Beauvale avec Mlle Maltzan.