Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4). Dorothée Dino
retrouvée à ma grande satisfaction.
M. de Villèle, qui n'était pas venu à Paris depuis 1830, y est en ce moment. C'est un événement pour les légitimistes; ils désirent vivement qu'il se réconcilie avec M. de Chateaubriand, et cependant, ces deux messieurs ne se sont pas revus encore… Pourquoi? Parce qu'aucun des deux ne veut faire la première visite, tout en déclarant qu'ils seraient ravis de se revoir et d'oublier le passé.
Paris, 26 avril 1841.– Hier, avant le salut, j'ai fait mes adieux à toutes mes bonnes amies du Sacré-Cœur. Toutes ces dames sont très comme il faut, et Mme de Gramont est vraiment une personne rare par l'esprit, la bonté, la grâce et la fermeté réunis; elle est bonne pour moi, et je me trouve mieux avec elle qu'avec toutes les personnes du monde. C'est que je n'y suis plus propre du tout, au monde, j'en fais journellement l'expérience: outre qu'il me dégoûte, m'irrite et me déplaît, il me trouble, me blesse, m'agite, et j'y vais chaque jour moins; tout l'équilibre, toute la paix, difficilement reconquis dans ma retraite, se perdent ici; j'y suis mécontente de moi-même, et peu satisfaite de ceux mêmes dont je n'ai pas à me plaindre.
Paris, 29 avril 1841.– J'ai eu hier à la fin de la matinée une infinité de visites qui venaient me faire des adieux et qui m'ont toutes paru ennuyeuses; je n'en excepte que celle de ce bon et excellent ambassadeur20 de Russie, qui va aller passer une partie de l'été à Carlsbad. Décidément, sa souveraine ne va point à Ems. Il paraît que les Cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin sont très mal ensemble, et que ce n'est que pour éviter une brouillerie complète que le Roi de Prusse a envoyé son frère Guillaume assister aux noces du Grand-Duc héritier. La froideur des deux Cours tient à des intérêts de commerce très opposés, à l'impopularité des Russes en Allemagne, dont les gouvernements sont obligés de tenir compte, mais surtout à la tenue des États dans le grand-duché de Posen et à la liberté qui y est accordée de se servir de la langue polonaise. L'Empereur Nicolas est entré en rage et a dit qu'autant vaudrait être voisin de la Chambre des Députés français. Ces détails sont très officiels, je les tiens du Roi lui-même, que j'ai vu longtemps hier, chez sa sœur à laquelle j'avais été faire mes adieux. J'ai trouvé, lui et elle, très émus du jugement d'acquittement prononcé, il y a quelques jours, dans la fameuse affaire des fausses lettres attribuées au Roi21. Ce jugement est, en effet, bien inique et bien injuste, car personne ne peut, mieux que moi, connaître la fausseté de ces lettres. A cette occasion, il a été question dans notre entretien de bien des choses qui prouvent qu'on ne saurait trop peu écrire, qu'il ne faudrait presque rien confier au papier, et qu'il faudrait surtout tout détruire. Je suis rentrée chez moi avec une vraie terreur à cet égard.
Paris, 1er mai 1841.– Hier, j'ai été prendre les commissions de Mme la Duchesse d'Orléans pour Berlin; elle m'a montré ses deux enfants. Le Comte de Paris, l'aîné, est tout le portrait du Roi, son grand-père, timide du reste, et délicat; le second ressemble à sa mère et paraît avoir plus de vivacité que son frère.
Paris, 3 mai 1841.– Le temps s'est un peu rafraîchi par un orage dans la nuit, qui a eu le mérite de n'éclater qu'après tous les feux d'artifice et les illuminations faits à l'occasion du baptême du jeune Prince22. Tout s'est bien passé à Notre-Dame, noblement, dignement; le petit Prince a été charmant. On a remarqué l'extrême bonne grâce de Mme la Duchesse d'Orléans, ses belles révérences, et le soin avec lequel elle a fait faire les signes de croix, dès l'entrée à l'église. J'avais voulu y aller, et j'avais toutes les facilités pour le faire grâce aux bontés de Madame Adélaïde, mais inquiète de ma fille, et ne voulant pas manquer la visite de son médecin, je n'y ai pas été23.
Paris, 5 mai 1841.– M. Bresson, qui est venu me faire ses adieux hier, me paraît destiné à retourner tout simplement à Berlin, ce qui lui plaît médiocrement; il s'était évidemment flatté d'aller à Vienne. Le Roi veut y envoyer Montebello, mais M. Guizot, poussé par Mme de Lieven, veut que Vienne soit donné à M. de Flahaut. Il circule beaucoup que Mme de Lieven fait et défait les ambassadeurs, et les cris, contre elle, dans le Corps diplomatique français, sont violents.
Pauline est mieux, mais pas assez bien pour m'accompagner à Berlin; j'ai le cœur gros de la quitter; ce long voyage à faire seule me pèse lourdement. C'est du véritable isolement. Enfin je serai ravie quand je me retrouverai en Touraine; je sens que c'est là que sont mes vraies racines; j'y ai des intérêts, des devoirs, un bon centre d'activité. Partout ailleurs je vivote, mais je ne m'enracine pas.
Metz, 6 mai 1841.– Me voici donc hors de Paris, n'y regrettant rien que ma fille, mais n'espérant pas grand'chose de mon voyage comme agrément; je redoute les déplacements et cette vie fatigante, vide et bête, des grandes routes et des auberges.
Mannheim, 8 mai 1841.– Je suis repartie de Metz hier à midi, après m'être bien reposée. De là, je suis venue ici sans m'arrêter et j'y suis arrivée à 10 heures du matin. Je n'ai point été fouillée à la frontière, mais dans la nuit un orage flamboyant a failli me faire perdre courage; cependant, j'ai fait (c'est le cas de le dire) tête à l'orage, et me voici à Mannheim. L'invariable Schreckenstein me guettait et a voulu me mener au Château où on m'avait préparé un appartement; j'ai résisté, et je crois que j'ai aussi bien fait pour les autres que pour moi-même. Après m'être habillée, j'ai été chez la Grande-Duchesse Stéphanie qui avait mis une voiture à ma disposition. Elle est mieux, d'aspect, qu'à Umkirch, où elle couvait sa terrible maladie, mais elle a de la peine à mouvoir son bras gauche et traîne un peu la jambe. On murmure autour d'elle que ce qu'elle prend pour du rhumatisme est plus sérieux; les médecins vont l'envoyer à Wildbad. Elle cause toujours de la même manière. La Princesse Marie est un peu alourdie et un peu fanée, pas trop encore, mais il ne faudrait plus attendre pour la marier.
J'ai été chez la baronne de Sturmfeder, grande maîtresse en titre, et chez la vieille Walsch, égayant sa vieillesse avec le Charivari, les Guêpes et les Nouvelles à la main, libelles qui sont à la mode maintenant; c'est là dedans qu'elle puise ses notions et ses bienveillances. En sortant du Château, je me suis fait conduire chez la duchesse Bernard de Saxe-Weimar, que j'ai connue en Angleterre, et dont le mari est l'oncle chéri et chérissant de Mme la Duchesse d'Orléans. C'était une preuve d'égard, d'autant plus convenable à donner que je dois les rencontrer tantôt à dîner au Château. Me voici rentrée, et me reposant jusqu'à l'heure de ce dîner, qui est à 4 heures et demie.
Depuis Paris, j'ai beaucoup lu; d'abord un nouveau roman de Bulwer: Night and Morning; cela a quelque intérêt, mais ne vaut pas les premiers ouvrages du même auteur. Puis, un livre fort court, mais qui m'a ravie: ce sont les Lettres de la princesse de Condé, sœur du dernier duc de Bourbon, morte religieuse au Temple. Ces lettres ont été écrites, dans sa jeunesse, à quelqu'un qui vit encore et pour qui elle a eu une affection très vive, mais très pure. C'est M. Ballanche, l'ami de Mme Récamier, qui les a publiées, sans en être le héros. Elles sont authentiques, simples, élevées, tendres, pleines de dévouement, de délicatesse, de sensibilité, de raison, de courage, et écrites à une époque et au milieu d'un monde où l'auteur, son style et ses sentiments, tout faisait exception. C'est d'un charme extrême24. Enfin, j'ai lu un petit opuscule de lord Jocelyn, mari actuel de Fanny Cowper, sur la campagne des Anglais en Chine. Le nom de l'auteur m'a tentée, mais le livre ne m'a pas du tout intéressée.
Mannheim, 9 mai 1841.– J'ai dîné hier chez la Grande-Duchesse, qui, ensuite, m'a montré tout le Château, que j'ai eu l'air de voir pour la première fois. Elle m'a dit tant de choses que j'ai peine à me souvenir de quelques-unes. Ce qui m'est resté net dans la mémoire, c'est que la Princesse Sophie de Würtemberg, mariée au Prince héréditaire des Pays-Bas, est fort mal avec sa belle-mère, qui ne veut pas même voir les enfants de son fils. Cette Reine a établi la plus sévère étiquette, et des costumes de Cour à l'infini.
J'ai appris aussi que le Roi de Prusse avait établi une loi qui rendait le divorce fort difficile
20
Le comte Pahlen.
21
Voir à la page 19 (12 février 1841). Une instruction judiciaire avait été ouverte contre M. de Montour, gérant du journal
22
Le Comte de Paris, né le 24 août 1838, avait été ondoyé aux Tuileries, le jour de sa naissance. Il ne fut baptisé à Notre-Dame que près de trois ans plus tard, le 2 mai 1841, en grande pompe.
23
La marquise de Castellane fut alors très malade d'une violente esquinancie dont les suites la firent longtemps souffrir.
24
Ces lettres sont adressées à M. de La Gervaisais, un jeune gentilhomme breton, officier des carabiniers de Monsieur, que la princesse de Condé avait connu, en 1786, à Bourbon-l'Archambault, où elle avait été prendre les eaux, et pour lequel elle eut un sentiment aussi profond que pur.