Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4). Dorothée Dino
de la vieille comtesse de Reede, où était sa fille Perponcher, puis il a fallu faire acte d'apparition chez les Werther qui reçoivent le jeudi.
Berlin, 22 mai 1841.– Hier soir, j'ai été chez les Wolff, qui avaient réuni quelques savants, artistes, gens de lettres. A Berlin, la société de la haute bourgeoisie est celle qui offre le plus de ressources de conversation.
Le Roi actuel a les plus grands projets d'embellissement pour sa capitale, et donne une impulsion remarquable aux arts.
Ma vie est toujours assez semblable: hier, un dîner chez la Princesse Guillaume, tante; une première soirée chez la Princesse de Prusse, et une fin de soirée chez Mme de Perponcher, où un artiste distingué, Hensel, nous a montré son album, plein de portraits curieux. Tout cela par une chaleur inusitée.
La Princesse Frédéric, celle de Düsseldorf, qui a de temps en temps la tête un peu dérangée, dînait chez la Princesse Guillaume; elle a pu être assez belle, et n'a rien de trop étrange.
Pauline m'écrit de Paris que, pour changer d'air et essayer ses forces, elle va aller à Genève, et, si elle y est en train, elle viendra par la Bavière me retrouver à Vienne.
Je retourne ce matin à Potsdam où j'ai été engagée à passer la journée: je reviendrai demain. Ah! que mon petit manoir tourangeau me paraîtra doux à retrouver!
Berlin, 24 mai 1841.– La soirée ayant fini à Potsdam à 10 heures, j'ai pu revenir hier au soir par le dernier convoi du chemin de fer, après une journée passée auprès de la Reine, qui gagne beaucoup à être vue de près, ce qui arrive toujours aux personnes simples et un peu intérieures. La promenade du soir a été agréable, et la conversation pendant le thé sous les portiques de Charlottenhof très intéressante, le Roi ayant beaucoup causé sur l'état des arts en Allemagne.
Berlin, 25 mai 1841.– J'ai été hier aux manœuvres avec la Princesse de Prusse, son jeune fils et la Princesse Charles. L'état-major du Roi était très brillant, l'emplacement fort beau, le temps à souhait, le coup d'œil des troupes, celui des spectateurs venus en foule de la ville, les calèches des dames, enfin l'ensemble, vraiment digne du pinceau d'Horace Vernet; cela n'a pas été long: une heure, pas davantage. La Princesse de Prusse m'a ramenée déjeuner chez elle, et m'a gardée à causer presque jusqu'au dîner. Mme de Perponcher est venue me prendre, pour aller dîner près du fauteuil de sa mère, que la goutte rend toujours un peu infirme. J'ai été ensuite, avec les Radziwill, au jubilé de l'Académie de chant. Elle est composée de quatre cent cinquante membres, tous amateurs de toutes classes. D'après l'institution, il ne leur est pas permis d'avoir d'autre orchestre qu'un simple piano et on n'y exécute que de la musique sacrée. Cela ressemble à l'Ancient music de Londres, mais ici on exécute infiniment mieux, et avec un ensemble, une justesse et une majesté remarquables. Il n'y a que des Allemands pour chanter ainsi les fugues les plus compliquées, sans soutien d'orchestre, et avec une si énorme masse de voix!
A une soirée chez la comtesse Néale où j'ai été ensuite, lord William Russell racontait que son Ministère avait eu une énorme minorité dans le Parlement mais, en même temps, il ne semble pas croire à sa retraite. Il m'a dit que ce pauvre Mitford que j'ai rencontré dernièrement si à l'improviste, descendant de la diligence à Fulda pour rejoindre sa femme à Wiesbaden, l'a trouvée partie, avec qui? avec Francis Molyneux. Elle n'est plus très jeune, elle n'est pas très belle, elle a des enfants!..
Mon fils Valençay me mande que les courses, à Chantilly, ont été très brillantes et élégantes; il a demeuré au Château, et m'en raconte des merveilles. Il dit que l'Infante, reprise et ramenée, demeure chez Mme Duchâtel, femme du Ministre de l'Intérieur, ayant refusé positivement de rentrer sous la gouverne de sa mère, dont elle craint les coups. Elle persiste à dire qu'elle a épousé le Polonais, mais elle s'obstine à cacher le nom du prêtre qui les aurait mariés.
Berlin, 26 mai 1841.– Le vieux Roi des Pays-Bas, qui est ici sous le nom de Comte de Nassau, est en fort mauvais état de santé; on le croit atteint de la gangrène sénile. Sa femme26, qui est très bien traitée par la famille royale de Prusse, soigne beaucoup le Roi, qui ne peut se passer d'elle un moment; elle ne bouge pas d'auprès de lui. On dit qu'au fond elle est très ennuyée et porte péniblement cet illustre mariage, qu'on ne veut pas reconnaître en Hollande, ce qui met le vieux Roi en fureur. On fonde le refus de reconnaître en Hollande ce mariage sur ce que les bans n'ont pas été publiés; et on n'a pas osé les publier, parce qu'on a craint les démonstrations les plus violentes du public.
J'ai été hier matin, avec les Wolff et M. d'Olfers, le Directeur des Beaux-Arts, voir l'atelier de Wichmann, où j'ai fait une commande, d'après un charmant modèle que j'y ai vu; c'est une nymphe qui puise de l'eau: cela sera exécuté dans un an.
Le Prince de Prusse m'a fait une longue et intéressante visite. Il m'a beaucoup parlé de l'état du pays et des difficultés du gouvernement. Certes, il y en a, et plus d'une, mais aussi il y a encore ici des points d'appui solides.
Berlin, 28 mai 1841.– Ma matinée d'hier s'est passée en affaires avec M. de Wolff. Notre entretien a été interrompu par le Grand Maréchal de la Cour, qui m'a apporté, de la part du Roi, un cadeau auquel je suis fort sensible. C'est la copie en fer d'une statue que j'ai trouvée jolie, l'année dernière, à Charlottenhof: un jeune faune, qui, du haut d'une colonne placée au milieu d'un bassin, jette de l'eau par une urne sur laquelle il s'est accroupi. Le tout a six pieds. C'est fort joli. Le Roi m'a fait dire qu'il me demanderait de le placer sur une des terrasses de Rochecotte, ce qui sera certainement exécuté.
J'ai dîné chez la Princesse Albert. Son père va mieux; elle part ces jours-ci avec lui pour la Silésie. Son mari m'a impatientée; quant à elle, c'est un petit cheval échappé. Le tout n'était pas fort à mon gré. M. et Mme de Redern, qui y dînaient aussi, m'ont menée dans leur loge à la Comédie allemande, pour entendre Seidelmann dans le rôle du Juif27. C'est l'acteur à la mode; mes souvenirs d'Iffland me l'ont fait paraître inférieur.
Berlin, 30 mai 1841.– Les Radziwill ont très obligeamment arrangé une matinée musicale chez eux, dans une jolie salle voûtée, ouvrant sur leur superbe jardin. On a exécuté le Faust de Gœthe, mis en musique par le feu prince Radziwill, père de la génération actuelle. Devrient, le premier tragique du théâtre de Berlin, déclamait certains passages, accompagné par les instruments; puis un nombreux détachement du Conservatoire exécutait les chœurs. C'était d'un très bel effet, et cela m'a fait réellement plaisir28.
Berlin, 31 mai 1841.– Je veux partir demain d'ici, pour Dresde, et de là, pour Vienne.
Hier, j'ai été à la grand'messe de la Pentecôte, qui a été très bien exécutée et chantée à l'église catholique, mais cette église était si encombrée de monde, et la chaleur si étouffante, que j'ai cru m'y trouver mal. Cependant, il a fallu, en sortant de la messe, aller aux audiences de congé de la Princesse de Prusse et de la Princesse Charles, puis à un dîner chez une ancienne amie. Pendant que nous étions à table, m'est arrivée l'invitation de me rendre pour le thé à Schœnhausen, maison de plaisance du Roi, à deux lieues de Berlin. Je suis heureusement arrivée à temps à Schœnhausen; on y a pris le thé, et plus tard on a soupé à l'italienne sous une vérandah éclairée par des lampes. Outre la Famille Royale et le service, il y avait le Duc et la Duchesse de Leuchtenberg, M. d'Arenberg, moi, Rauch, Thorwaldsen, et le directeur général du Musée, M. d'Olfers. C'était agréable et intéressant. Thorwaldsen a une belle tête, dans le genre de celle de Cuvier, mais avec une coiffure étrange, de longs cheveux blancs qui tombent sur ses épaules. Je préfère le visage de Rauch, mieux proportionné et, à mon sens, plus noble et plus simple. La Duchesse Marie de Leuchtenberg ressemble extrêmement à son père, l'Empereur Nicolas, avec une expression toute différente; c'est une tête classique, mais trop longue pour le corps, qui est petit. Elle est blanche comme un lis: des façons sautillantes et évaporées ne m'ont pas charmée. La Reine m'a nommée à elle, et le Roi m'a amené le Duc de Leuchtenberg qui ressemble, à frapper, à sa sœur la Duchesse
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La comtesse d'Oultremont.
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Dans
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Le prince Antoine Radziwill avait été envoyé à Gœttingen pour y terminer ses études, et pendant ce séjour en Allemagne, en 1794, il connut Gœthe, qui travaillait déjà à la première partie de