Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4). Dorothée Dino

Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4) - Dorothée Dino


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fatiguée par une chaleur effroyable. Le baron de Werther, que j'ai vu le dernier jour à Berlin, m'a dit qu'il craignait que M. Bresson ne s'y trouvât plus aussi bien que pendant les dernières années; que, décidément, son discours avait fort déplu et inspiré une grande méfiance; qu'il était mal instruit s'il croyait le contraire, et que toutes ses bonnes voies d'information et d'action étaient fermées depuis la mort du feu Roi. La Princesse de Prusse et Mme de Perponcher m'ont parlé dans le même sens. J'ai su aussi que, lorsque le traité du 15 juillet avait été connu ici, M. Bresson avait eu un mouvement de violence inconcevable, au point de se promener sous les Tilleuls et d'y vociférer la guerre, de la façon la plus étrange. Je suis vraiment peinée pour lui qu'il reprenne ce poste qu'il s'est gâté.

      Dresde, 3 juin 1841.– J'ai été hier soir au Théâtre, pour voir la nouvelle salle qu'on vient de construire et qui a une grande réputation en Allemagne. Elle est, en effet, assez grande, d'une fort jolie forme, très bien décorée. Les loges sont commodes, on est bien assis; le tout a un air de grandeur. Les décorations sont très fraîches, les costumes brillants; l'orchestre bon, mais les chanteurs si mauvais que je n'ai pu y rester plus d'une demi-heure.

      Prague, 5 juin 1841.– Prague n'est pas sans intérêt pour moi: j'y ai passé, avec ma mère et mes sœurs, l'année du deuil de mon père; j'y suis revenue deux fois depuis, peu après le Congrès de Vienne. J'y ai passé la journée d'aujourd'hui, y ai pris une voiture et crois avoir vu tout ce qu'il y avait de curieux, ou à peu près. Les trois principales églises, le tombeau de Tycho-Brahé, son observatoire; tous les ex-voto en l'honneur de saint Jean Népomucène, ses reliques, le vieux Château, le Calvaire d'où l'on plonge sur Prague en panorama; le cheval de bataille empaillé de Wallenstein; toutes les diverses traces de la guerre des Hussites, de celle de Trente ans; enfin les bombes lancées par Frédéric II; la chapelle, qui recevait deux fois par jour les prières de Charles X et qui a été restaurée par lui, porte les armes de France et de Navarre. Prague, comme Nuremberg, est une des plus anciennes villes d'Allemagne: si cette dernière est plus intéressante pour les artistes, la première l'est davantage pour l'archéologue; je me range parmi ceux-là. Prague renferme seize couvents; on y rencontre des moines de toute espèce; en bien plus grand, cela rappelle Fribourg, en Suisse. Mais ce qui lui donne un aspect tout particulier, ce sont ces grands hôtels, presque tous inhabités par les grands seigneurs bohèmes, leurs possesseurs, qui, pour la plupart, désertent Prague pour aller à Vienne. J'ai eu la curiosité d'aller un moment au spectacle voir jouer une farce locale du théâtre de la Leopoldstadt, de Vienne. La salle, assez laide, était comble et l'hilarité du public inextinguible; je n'y suis pas restée longtemps, il faisait trop chaud, et les lazzi viennois ne sont pas à mon goût: je ne les comprends pas!

      Vienne, 8 juin 1841.– J'ai fait, de Prague ici, le plus maussade voyage; le temps s'est gâté, il a fait froid, orageux, humide. J'ai passé la première nuit en voiture, et la seconde dans une humble auberge. Je suis enfin arrivée cette après-dînée à trois heures, et je suis descendue dans un appartement que mes sœurs avaient retenu pour moi. J'ai déjà vu mon ci-devant beau-frère, le comte de Schulenbourg, dont je vais faire mon majordome; c'est essentiellement sa vocation!

      Il me semble bien étrange de me retrouver à Vienne29. Vienne!.. Toute ma destinée est dans ce mot! C'est ici que ma vie dévouée à M. de Talleyrand a commencé, que s'est formée cette association singulière, unique, qui n'a pu se rompre que par la mort, et quand je dis se rompre, j'ai tort; je devrais dire se suspendre, car je sens mille fois dans l'année que nous nous retrouverons ailleurs. C'est à Vienne que j'ai débuté dans cette célébrité fâcheuse, quoique enivrante, qui me persécute bien plus qu'elle ne me flatte. Je me suis prodigieusement amusée ici, j'y ai abondamment pleuré; ma vie s'y est compliquée, j'y suis entrée dans les orages qui ont si longtemps grondé autour de moi. De tout ce qui m'a tourné la tête, égarée, exaltée, il ne reste plus personne; les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes, tout a disparu. Eh! mon Dieu! Le monde n'a-t-il pas changé tout à fait deux fois depuis? Et ma pauvre sœur, chez laquelle je devais demeurer? morte aussi! Reste le prince de Metternich. Il m'a fait dire des paroles fort aimables; je le verrai probablement demain…

      Je ne suis pas bien sûre de dormir cette nuit; je suis fort troublée de tous ces fantômes que les lieux évoquent, et qui me parlent tous le même langage, celui de la profonde vanité des choses de ce monde.

      Vienne, 10 juin 1841.– Le choix de M. de Flahaut comme ambassadeur de France ici, qui semble de plus en plus probable, d'après les dernières nouvelles de Paris, est généralement redouté. Pour désarmer cette opinion, Mme de Flahaut a écrit à lord Beauvale, ambassadeur d'Angleterre, qu'il ne fallait pas s'effaroucher de l'arrivée de son mari puisqu'elle ne pourrait l'y suivre de longtemps! Je trouve cette façon de se faire accepter incomparable!

      Je suis rentrée chez moi, hier, à deux heures après midi, pour y attendre le prince de Metternich, qui m'avait fait dire qu'il y viendrait à cette heure-là. En effet, il est venu. Je ne l'ai pas trouvé très changé; j'ai eu un véritable plaisir à le revoir et à le retrouver avec toute sa fraîcheur d'esprit, son excellent jugement, sa grande connaissance des hommes et des choses et une bienveillance amicale et affectueuse pour moi, dont il ne s'est jamais départi. Il est resté deux heures, qui m'ont été fort précieuses. Il ne fait, en général, de visites à personne. Quant à sa femme, elle m'a fait dire que, si elle n'avait pas craint de me gêner, elle serait venue; car elle avait le plus grand désir de me connaître. Il est impossible d'être plus gracieuse. Je dîne aujourd'hui chez eux, dans leur villa du faubourg, où ils passent le printemps.

      On m'écrit que Schlegel, l'admirateur platonique de Mme de Staël, est à Berlin, pour aider à la publication des œuvres du grand Frédéric. On y attendait M. Thiers, que je suis charmée d'éviter. On était décidé à l'y traiter en académicien, historien, mais nullement en homme politique, encore moins en homme d'État. Pendant ce temps, il paraît que M. Guizot se promène avec la princesse de Lieven, à 9 heures du matin, sous les ombrages des Tuileries: c'est, pour eux, réveiller la nature.

      J'ai trouvé la carte du maréchal Marmont, hier au soir, en rentrant; je l'avais vu, lui, de loin, à l'Opéra.

      Vienne, 11 juin 1841.– J'ai dîné, hier, chez M. de Metternich: c'est un joli établissement, qui ressemble en petit à Neuilly, où il a réuni beaucoup d'objets d'art, mêlés agréablement à de belles fleurs et à beaucoup d'autres choses, sans que cela soit surchargé. Il n'y avait à ce dîner, outre les maîtres de la maison, que la fille non mariée du premier mariage, mes sœurs, les Louis de Sainte-Aulaire et les deux messieurs de Hügel, qui sont les habitués de la maison. La princesse de Metternich a une fort jolie tête, beaucoup de naturel, du trait, de l'originalité, et ayant eu la bonne grâce de vouloir me plaire, il était impossible qu'elle n'y réussît pas. Après le dîner, j'ai été chez quelques membres de la famille Hohenzollern qui sont ici, et enfin prendre le thé chez une amie intime de mes sœurs: il s'y trouvait une douzaine de personnes qui m'étaient presque toutes inconnues, excepté le prince Windisch-Graetz, un comte O'Donnel, vieux débris de l'hôtel de Ligne, et le maréchal Marmont, qui ne m'a pas semblé changé.

      Vienne, 12 juin 1841.– J'ai été hier matin, avec mes sœurs, chez la princesse Amélie de Suède, leur grande amie. J'ai vu, chez elle, sa sœur, la Grande-Duchesse d'Oldenbourg; elle va avec son mari à Munich, y voir la Reine des Grecs, qui est venue y faire un voyage. J'ai été ensuite chez une Polonaise, que j'avais connue jadis chez la princesse Tyszkiewicz, à Paris, dont elle était nièce à la mode de Bretagne. Elle s'appelait Mme Soba[´n]ska, et a eu une certaine célébrité. Je l'ai trouvée pas mal changée; elle a de l'esprit, de beaux yeux, mais elle est méchante et commère; c'est une de ces personnes à redouter. A peine étais-je rentrée de ces courses, que j'ai eu la visite du maréchal Marmont. Il m'a beaucoup parlé de son désir de rentrer en France, mais il a encore, je crois, plus de raisons pécuniaires que de motifs politiques qui l'en empêchent. Il passe sa vie ici à l'ambassade de France.

      Vienne, 14 juin 1841.– J'ai été, hier, entendre la messe chez les Capucins, afin de voir ensuite le P. François, celui qui a assisté ma sœur dans ses derniers instants.


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L'auteur avait accompagné le prince de Talleyrand à Vienne, à l'époque du Congrès de 1815, et le Prince en parla en ces termes dans ses Mémoires: «Il me parut aussi qu'il fallait faire revenir la haute et influente société de Vienne des préventions hostiles que la France impériale lui avait inspirées. Il était nécessaire, pour cela, de lui rendre l'ambassade française agréable; je demandai donc à ma nièce, Mme la comtesse Edmond de Périgord, de vouloir bien m'accompagner et faire les honneurs de ma maison. Par son esprit supérieur et par son tact, elle sut plaire et me fut fort utile.» (Tome II, p. 208.)